À Christophe... par Didier Varrod
C’est sûrement injuste pour d’autres artistes en quête permanente de renouveau, mais chaque réédition des chansons de Christophe nous révèle une nouvelle couleur à ses refrains les plus essorés. Comme un corps qui bouge, enfle parfois puis s’affine, les mélodies sinueuses de Christophe ont une forme élastique. Jamais figés, toujours en mouvements imperceptibles, les titres ne vieillissent pas sans renaître à chaque fois, révélant la science de l’harmonie d’un compositeur entré en chanson comme un mousquetaire illuminé par une sorte de révélation divine. Il y a quelque chose de tout à fait spirituel dans l’œuvre de Christophe.
Allez savoir pourquoi, « Aline », premier tube estampillé de saison c'est-à-dire de l’été, poursuit encore aujourd’hui sa croissance insolite. Petite prière blues yéyé devenue kitch au bon temps du rock psychédélique avant de se trouver la patine d’un vrai classique qui nous parle d’un temps où l’âge des possibles n’était qu’utopie. De même pour « Les marionnettes », enregistrée aussi en 1965 qui permet à l’auteur compositeur Christophe de nous séduire avec ce qui pourrait être le versant presque dadaïste d’une chanson populaire. Cela ne s’explique pourtant pas et il n’est pas toujours opportun de donner une interprétation cérébrale à une forme d’expression qui parle d’abord au cœur.
Mosaïques de sons et de sentiments, les chansons de Christophe sont souvent bleues comme ces mots qu’il a chanté, comme la nuit entre chien et loup, comme la flamme du créateur qui ne meure pas. Tendre est la nuit de Scott Fitzgerald le magnifique, Christophe est alors comme un héros fatigué par son roman et qui tente l’échappée belle vers l’industrie des sentiments.
« Petite fille du soleil » en 1975, voix brûlée à ses rayons et sauvée par une des chambres d’échos si chères à Christophe. Petit 45 tours deviendra grand tant il donnera des ambitions inconscientes à quelques électrons libres avant que sonne l’heure de la French touch électronique. Le groupe Air ou Benjamin Biolay ont sûrement trouvé en Christophe leur guide de haute chanson, premier de cordée. La fondation essentielle du tandem Jarre-Christophe a fini par affiner le style d’une chanson à part. Paroles de Jean Michel Jarre et musiques de Christophe, et non le contraire comme beaucoup se plaisent encore à le croire et souvent à l’écrire. L’apprentissage des claviers et des cordes dirigés par Dominique Perrier va ouvrir le petit chant de Christophe vers une grande chanson respiratoire, en perpétuelle suspension entre ciel et terre. Sous les pavés, les plages de synthés qui semblent parfois extirpées d’une bobine d’un vieux film érotique volé, vont se mélanger à la recherche électronique improvisée orchestrée par des musiciens messagers conscients et porteurs d’une musique organique. C’est là le paradoxe des chansons de Christophe. Eclaireur d’une production éthérée concrétisée par l’empreinte humaine d’instrumentistes hors pairs. C’est de l’ambiant avant l’heure. Music for airports de Brian Eno fut un repère. Avant lui et à sa suite Christophe a fait de sa musique un genre, une stylistique, une chanson de chambre impeccable.
Nostalgie, tristesse… Christophe cherche l’issue dans la mélancolie. Il l’a trouvée car comme pour Serge Gainsbourg, théoricien de l’art mineur, l’amour physique est sûrement sans issue. C’est la sensualité qui mène la danse même lorsqu’il s’agit d’expérimenter ou d’explorer d’autres voies. Ce que fera Christophe après son démarrage fulgurant en 1965. En 1971 il publie « Mère tu es la seule » et cherche dans sa complainte du condamné à réconcilier l’accordéon français et la guitare électrique de la perfide Albion. Une batterie empruntée au rock progressif finira de décaler le sujet. Comme avec « Mes passagères », la même année, où Jean-Claude Vannier tente avec son orchestre d’inventer une chanson populaire prête à se sortir du format des 45 tours de l’époque. Il y a du Calexico entre Mexique et Texas qui aurait rencontré par hasard dans le sillon, le gimmick ravageur de « Pop corn ».
Christophe aime les chansons qui ne finissent pas. C’est le maître de l’ad lib. Il libère sa composition et son inspiration dans ce moment que l’on voudrait justement infini. Avant de renouer avec le succès, il faut parfois chercher et se risquer. En 1973 « Belle », une seule fois… Incursion discrète dans la variét’ mélo des années « Podium ». Gilles Thibault qui a trouvé les mots pour Claude François en 1967 avec « Comme d’habitude » et pour Johnny le King en 1969 avec « Que je t’aime » s’essaye à son tour sur la voix corail de Christophe. Toutes les tentatives sont dans la nature de l’artiste qui ne renonce jamais. Parfois surgit un genre de Claude François alternatif, plus rock, plus pelvien et tragique comme en 1966 avec « Tu es folle » dont le texte est signé par Jean Albertini. Ou encore tout en légèreté avec « Good bye je reviendrai » en 1972 qui semble réunir par la grâce essoufflée de la voix de Christophe le Patrick Juvet d’avant Jarre et le Michel Berger qui cherche sa raison d’être dans une pop à la française
On ne se souvient pas forcément de la rencontre entre l’éternel retardataire de la Closerie des Lilas et le collectionneur déraisonnable de la porte Dauphine. Etienne Roda-Gil et Christophe sont réunis pour le meilleur en 1971, pour la chanson « Epouvantail » face B du 45 tours « Mal » signé Roda-Gil/ J.P Allane. Guitare acoustique saignante et voix perchée qui joue comme un chorus de clavier au son distorsionné pour une petite perle où le béton est encore (comme par hasard) aussi bleu que le futur.
Deux ans plus tard, Christophe collabore avec l’autre moitié plumitive de Julien Clerc, Maurice Vallet pour une chanson splendide « Les jours où rien ne va » petit blues curieux, comme l’annonce faite aux mots bleus. En septembre 2001, Christophe a publié un nouvel album studio « Comme si la terre penchait ». De la France, doux pays de la romance et pour l’un des derniers Bevilacqua, elle s’est souvent plutôt inclinée vers l’Italie et tous ses clichés de la dolce vita. Un grand père italien aide sûrement, aussi, à vouloir être dans le sens du vent. Christophe enregistre ainsi entre 1965 et 1977 beaucoup de ses chansons en langue italienne. « Aline » et « Les marionnettes » ont eu beaucoup de succès. « Christina » et « Estate senza te »publiées en 1966 encore plus, jusqu’au point de le mener pour 70 dates sur les routes de la mère patrie. Ecouter chanter Christophe en italien renvoie à l’exception culturelle oubliée d’un pays qui mettait la ritournelle au même rang que le cinéma populaire de ces années heureuses. Fédérico Fellini fut au film ce que Francis Dreyfus sera à la chanson pour Christophe. Un réalisateur excentrique et excentré, bâtisseur d’une œuvre fondatrice. Et Marcello Mastroianni fut au cinéma italien ce que Christophe incarne finalement pour la chanson française. Une sorte de trait d’union entre les faubourgs et l’élite. Une sorte d’espace parfois indécent entre le psychanalyste et son patient. Une chanson qui penche aussi. Inclinée entre l’abstrait de la couleur (bleue) et le concret du format (la radio). Le truc palpable, sensuel et enveloppant entre le lit et les amoureux. Le drap. De soie et froissé. Comme dans un rêve… Christophe. Ce « héros déchiré » qui finalement ne se déchire jamais et qui désormais nous intime d' « aimer ce que nous sommes ». Qui d’autre ? Christophe n’a jamais refait le même disque. Il n’a jamais tourné autour de la même chanson. En témoigne encore ce majestueux dernier album « Les vestiges du chaos », sorte de paquebot futuriste, « Amarcord » avançant dans la nuit électronique pour jeter l’ancre dans un port peuplé d’hommes blessés. Les vestiges du chaos, c’est ce que nous vivrons demain, avec le souvenir précieux de notre vie d’avant, la dolce vita.